XXI
Le fils du condamné
Nous avons dit que le prince avait donné rendez-vous à Robert Stuart, de sept à huit heures du soir, sur la place et devant l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.
Pour se rendre à ce rendez-vous, il pouvait parfaitement prendre le pont Notre-Dame et le pont aux Moulins ; mais un aimant l’attirait vers le Louvre : il traversa la rivière avec le passeur et aborda devant la tour de Bois.
Son chemin était d’appuyer à droite, il appuya à gauche. Il allait au danger comme la phalène imprudente va à la lumière.
Il connaissait bien ce chemin : pendant quatre ou cinq mois, tous les soirs, il l’avait fait en espérant.
Maintenant qu’il n’espérait plus, pourquoi le faisait-il encore ?
Il repassa donc par la même voie ; puis, arrivé sous les fenêtres de Mlle de Saint-André, il s’arrêta comme il avait l’habitude de s’arrêter.
Il les connaissait bien, ces fenêtres !
Les trois premières étaient celles de la chambre à coucher et du boudoir de Charlotte ; les quatre autres étaient celles du maréchal.
Puis, après les quatre fenêtres du maréchal, venait une autre fenêtre encore, à laquelle il n’avait jamais fait attention.
Cette fenêtre restait toujours sombre, soit que la chambre sur laquelle elle s’ouvrait ne fût jamais éclairée, soit que d’épais rideaux tirés avec soin empêchassent la lumière de filtrer au dehors.
Cette fois, pas plus que les autres, il n’eût fait attention à cette fenêtre, s’il n’eût cru l’entendre grincer sur ses gonds. Puis il lui sembla voir passer une main par l’entrebâillement des deux volets, et de cette main s’envoler, pareil à un papillon de nuit, un petit papier qui, porté par le vent du soir, semblait faire tous ses efforts pour arriver à son adresse.
La main disparut, la fenêtre se referma, que le papier n’avait pas encore touché la terre.
Le prince l’attrapa au vol, sans bien se rendre compte de ce qu’il était et sans savoir si c’était à lui qu’il était destiné.
Puis, comme la demie après sept heures sonnait à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, il se rappela son rendez-vous et sembla se diriger vers l’endroit où le frémissement du bronze semblait l’appeler.
En attendant, il tournait et retournait le billet entre ses doigts ; mais l’obscurité de la nuit l’empêchait de savoir à quoi s’en tenir sur sa frêle conquête.
Au coin de la rue Chilpéric, se trouvait une petite auberge, dans la muraille de laquelle on avait pratiqué une niche ; dans la niche était une petite madone de bois doré, et devant la madone brûlait une chandelle de résine, espèce de torche qui indiquait aux zélés catholiques une auberge chrétienne et un dévot aubergiste, mais qui, pour les voyageurs attardés, prononçait hautement ces paroles : « Ici, on loge à la nuit. »
Le prince de Condé s’approcha de la maison, monta sur le banc de pierre placé près de la porte, et, se plaçant sous les rayons vacillants du fanal, il lut les lignes suivantes, qui le remplirent d’étonnement.
« Le roi est momentanément réconcilié avec la reine mère ; ce soir, ils assistent à l’exécution du conseiller Anne Dubourg ; je n’ose vous dire : Fuyez ! mais je vous dis : Sous quelque prétexte que ce soit, ne rentrez pas au Louvre ; il y va de votre tête. »
L’étonnement qu’avaient causé au prince les premières lignes était devenu de la stupéfaction à la dernière phrase. D’où lui venait cet avis ? D’un ami certainement. Mais de quel sexe était cet ami ? Était-ce un ami ou une amie ? Non, c’était une amie ; ce n’était point ainsi qu’aurait écrit un homme.
Puis, dans ce palais du Louvre, il n’y avait pas d’homme, il n’y avait que des courtisans, et un courtisan y eût regardé à deux fois avant d’encourir la disgrâce que sa charité méritait.
Ce n’était donc pas un homme.
Mais, si c’était une femme, quelle était cette femme ? Quelle femme pouvait s’intéresser assez vivement à lui, Condé, pour se brouiller d’un seul coup, en supposant que l’avis charitable qu’elle venait de donner au prince fût connu, pour se brouiller d’un seul coup, disons-nous, avec le roi, avec la reine mère, avec Mlle de Saint-André ?
Mais peut-être était-ce Mlle de Saint-André elle-même !...
Oh ! quant à cela, avec un moment de réflexion, le prince comprenait bien que c’était impossible : il avait trop cruellement blessé la lionne, et la lionne devait être encore occupée de la blessure qu’il lui avait faite.
Il avait bien au Louvre deux ou trois anciennes maîtresses, mais avec celles-là il était brouillé, et, quand les femmes n’aiment plus, elles haïssent.
Une seule avait peut-être encore quelque reste de tendresse pour lui : la jolie Mlle de Limeuil ; mais il connaissait depuis vieux temps les pattes de mouche de la charmante enfant ; ce n’était pas de son écriture, et l’on ne se hasarde pas à prendre un secrétaire pour écrire un pareil billet. Était-ce, d’ailleurs, une écriture de femme ?
Le prince se haussa sur la pointe des pieds pour se rapprocher autant que possible de la lumière.
Oui, c’était une écriture de femme bien certainement, et, malgré l’allure magistrale de ces caractères que nous ne saurions comparer qu’à une belle écriture anglaise de nos jours, un expert ne se fût pas trompé, et, en écriture de femme, le prince, à force de recevoir des lettres, était devenu expert. Si les pleins des caractères étaient fermes, les déliés avaient quelque chose de fin, de gracieux et d’efféminé. Puis le petit billet, dans son ensemble, était si net, le papier en était si fin, si velouté, si soyeux, et révélait un si doux parfum de chambre à coucher ou de boudoir féminin, que, bien décidément, c’était d’une femme.
Alors revenait cette question qui, elle, ne recevait point de réponse : « Quelle est donc cette femme ? »
Le prince de Condé, qui avait parfaitement oublié son rendez-vous pour ne s’occuper que de sa lettre, eût passé la nuit à chercher le nom de cette femme, et, selon toute probabilité, à le chercher inutilement, si, heureusement pour lui, Robert Stuart, qui le voyait de loin perché sur son banc, et dont le cœur était agité d’une préoccupation bien autrement grave, ne fût apparu tout à coup, comme s’il sortait de terre, dans le cercle de lumière que projetait la torche.
Il salua le prince profondément.
Le prince rougit d’être surpris lisant ce billet, et la façon dont il rougissait le confirma dans cette certitude que le billet venait d’une femme.
– C’est moi, prince, dit le jeune homme.
– Vous voyez, monsieur, que je tiens à ma parole, dit le prince en sautant à bas de son banc de pierre.
– Et moi, dit Robert Stuart, j’attends l’occasion de vous prouver que je tiendrai la mienne.
– J’ai une triste nouvelle à vous annoncer, monsieur, dit le prince d’une voix émue.
Le jeune homme sourit avec amertume.
– Parlez, prince, dit-il, je suis préparé à tout.
– Monsieur, dit le prince avec une gravité qu’on eût été étonné de trouver dans un homme que l’on tenait, en général, pour un des plus frivoles de son temps, nous vivons à une époque où les notions du bien et du mal sont confuses, vacillantes, indécises ; le monde, depuis quelques années, semble dans une sorte d’enfantement, et les douleurs qu’occasionne ce travail jettent dans l’âme de quelques-uns de sinistres clartés, tandis qu’elles plongent celles des autres dans de profondes ténèbres. Que résultera-t-il du choc des Passions qui se heurtent en ce moment ? Je l’ignore...
– Pourquoi ne pas dire tout de suite, prince... « Jeune homme, ton père est condamné ; je t’avais promis la grâce de ton père, et la grâce m’a été refusée ; je t’avais dit que ton père ne mourrait pas, et ton père va mourir ce soir. »
– Monsieur, dit le prince, presque honteux du mensonge à l’aide duquel il tentait de tromper le jeune homme, monsieur, tout n’est peut-être pas aussi bas que vous le dites.
– Me dites-vous d’espérer, prince ? demanda Robert Stuart.
Condé n’osa répondre ; il y avait dans le regard du jeune homme une expression qui arrêtait la parole sur ses lèvres.
– Hier, l’arrêt de mort n’était pas encore approuvé, pas encore signé par le roi ; aujourd’hui, malgré mes efforts, il est signé, il a été signifié : dans une heure peut-être il sera exécuté...
– Une heure ! gronda sourdement le jeune homme entre ses dents. On fait bien des choses en une heure !
Il s’élança et fit vingt pas à peu près ; puis, revenant vers le prince et saisissant sa main, qu’il couvrit de baisers et baigna de pleurs :
– À partir d’aujourd’hui, à partir de cette minute, prince, dit-il, vous n’avez pas de serviteur plus fidèle ni plus dévoué que moi. Mon corps, mon âme, ma tête, mon bras, mon cœur, sont à vous, et je vous donne ma vie jusqu’à la dernière goutte de mon sang !
Puis, cette fois, il s’éloigna à pas lents et disparut à l’angle du quai, après avoir fait au prince un dernier signe de tête.